Marie-Louise Castiau et le syndrome d’abandon.
Marie-Louise Castiau et le syndrome d’abandon.
Cela fait plus d’un an que j’ai en ma possession le dossier militaire de mon arrière-grand-père, Georges Castiau, et plus de 3 ans l’acte de naissance de ma grand-mère, Marie-Louise Castiau, fille de Georges Castiau.
Les éléments étaient là, sous mon nez. Mais mes émotions avaient pris le dessus et j’avais préféré taper tous ces documents dans une caisse, ne me sentant pas encore apte à les analyser plus en profondeur. Tant de choses m’ont secouées au cours de mes recherches généalogiques, et le besoin de me sentir « solide » pour affronter de nouveaux éléments était vital.
Il aura fallu un samedi après-midi de solitude, une heure et demi de méditation, pour voir mon esprit s’éclairer et s’ouvrir vers cette fameuse caisse. A l’origine, j’y cherchais l’adresse de Georges à Eisden, adresse que je n’ai pas réussi à retrouver dans mon fourbi. Ce sera pour une prochaine fois.
Quel plaisir d’être enfin seule et d’avoir le temps de m’immerger dans mes recherches au finish, sans pression de temps quant aux impératifs familiaux. Pas d’obligation, juste moi, mes vieux papiers et un petit voyage dans le temps.
Je tourne les pages entassées dans la dite caisse, et c’est le dossier militaire de Georges Castiau qui apparaît. Georges a fait la guerre 14-18. Il faut savoir que ma grand-mère ne nous avait quasi rien raconté de notre histoire familiale. La seule chose que nous savions sur Georges, c’était qu’il était ingénieur dans les mines du Limbourg, que c’était un grand monsieur qu’on venait chercher en voiture. Voilà c’est tout ! Un peu mince pour construire l’histoire familiale n’est-ce pas ?
Je m’attarde donc un peu plus sur cette période tragique de la guerre, sachant oh combien 14-18 a été une guerre dévastatrice et meurtrière pour les familles.
Georges a été mobilisé à la guerre en août 1914. Ma grand-mère est née le 1er avril 1915, et a donc été conçue en juillet 1914 juste avant sa mobilisation. Quelle horreur ! Découvrir que tu es enceinte alors que ton mari est parti faire la guerre, vivant dans le stress, la peur qu’il ne revienne pas. Mon dieu, je n’ose même pas imaginer l’impact sur le bébé de vivre dans un tel climat in utero. Et ce bébé, c’était ma grand-mère !
Et ce n’est pas fini. Georges, après la défaite lors de la bataille d’Anvers, est envoyé dans un camp d’internement (= emprisonnement administratif) en Hollande, à Gaasterland. Il y est resté durant toute la guerre, n’étant libéré que lors de l’armistice 1918. Et réellement démobilisé le 1er février 1919.
Que dire de ma grand-mère, né le 1er avril 1915, déclarée à la commune par son grand-père maternel, Victor Ferdinand Everaert, pharmacien, et son oncle, Georges Everaert, ingénieur. Que dire d’une mère qui met son enfant au monde, sans la présence de son père, un père que l’enfant ne rencontrera qu’après la guerre. Que pense-t-on quand on est une petite fille de plus de 3 ans et que l’on rencontre son père pour la première fois ? Ils étaient des étrangers l’un pour l’autre. Ce qui explique peut-être pourquoi ma grand-mère en parlait comme d’un « monsieur important » et non pas un « père », un « papa ».
Surtout que, entre-temps, Marie-Louise a perdu sa maman en août 1917 de la grippe espagnole, épidémie ayant fait autant de morts si ce n’est plus que la guerre elle-même.
Quand je pense à cette petite fille qu’elle a été, j’ai encore les larmes qui me montent aux yeux, car oui, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps quand je me suis mise dans sa peau et que j’ai incorporé son chagrin. Parce que cette tristesse a été transmise de génération en génération, cette solitude, ce sentiment que nous n’avons pas d’attache, pas de famille. Cet horrible syndrome d’abandon est notre héritage, un héritage de merde car il a fait exploser toute notre famille. Ma grand-mère, de son vivant, a créé la zizanie au sein de sa propre famille, semant la discorde entre ses enfants. Et pour le faire, elle a utilisé le plus vieux moyen du monde : l’argent. En le répartissant de manière inégale entre ses différents enfants, elle a créé une situation irrécupérable entre eux. Et il n’a pas fallu attendre son décès pour le découvrir, non, cette disparité existait déjà de son vivant. Accès au coffre à la banque, accès au compte bancaire, don pour l’achat d’une cuisine, et, oh grand final, donner des parts différentes à chacun de ses enfants, il faut le dire, ma grand-mère était d’une grande créativité pour amener l’injustice au sein de son clan.
Mais je ne suis pas ici pour la juger, je constate seulement des faits évidents.
Autre question : au décès de Fanny Félicité Everaert, mère de Marie-Louise, en août 1917, qui a bien pu s’occuper de ma grand-mère et de ses deux frères jusqu’au retour de leur père après la guerre ? La piste la plus probable est que Marie Dupéroux, professeur de piano des enfants et seconde épouse de Georges Castiau, et donc, belle-mère de Marie-Louise, se soit occupée des enfants. Cette piste semble plus que probable car, à son retour de la guerre, Georges a épousé Marie très rapidement. A l’époque, les hommes travaillaient pendant que les épouses s’occupaient des enfants. Les enfants avaient donc besoin d’une « mère ».
En lisant l’acte de décès de mon arrière-grand-mère Fanny, on y lit que son époux est Georges « Castian » et non Castiau, faute liée à la différence linguistique assurément, et que son père est Victor Ferndinand Everaert, pharmacien. On ne dit pas si Victor, grand-père maternel des enfants, est mort. Je peux donc supposer qu’il était encore en vie au décès de sa fille. Une horreur supplémentaire sur notre arbre généalogique. Perdre sa fille, quelle douleur pour un père. Est-ce donc lui qui a pris les enfants en charge ?
Les Everaert se déplaçaient en famille. Fanny avait un frère, Georges Everaert, ingénieur. On retrouve sa trace sur l’acte de mariage de Fanny à Frameries, et sur l’acte de naissance de Marie-Louise à Montignies-sur-Sambre. Mais pas sur l’acte de décès de Fanny à Heerlen (Hollande, près de Maastricht). Cette famille n’avait pas peur de se déplacer, semble-t-il, surtout j’imagine, en fonction des opportunités professionnelles. Et ils avaient pour coutume de loger ensemble (et ceci se vérifie du côté Everaert sur plusieurs générations).
Georges Everaert est une énigme. Je ne trouve rien à son sujet : ni acte de naissance, ni acte de mariage, ni acte de décès. Le plus étrange reste son acte de naissance : ses frères et sœurs sont nés soit à Boussu, soit à Frameries, lui non. Et surtout, s’il était encore en vie, pourquoi n’a-t-il pas gardé le contact avec les enfants de sa sœur ? Ils avaient l’air soudé. Que s’est-il passé ? La guerre… et encore la guerre assurément.
Mais les drames de Marie-Louise ne s’arrêtent pas à la 1ère guerre mondiale, non, on enchaîne. Son père décède en février 1932, elle a 16 ans. Elle vit en pensionnat et fait des études d’institutrice. Mais pourquoi des études d’enseignante ? Il apparaît à ce sujet que c’est la famille de sa belle-mère qui compte bon nombre d’enseignant. Chez les Everaert, famille de sa mère, et les Castiau, point d’enseignants. Ses frères partent tous deux en religion. Or, là aussi ni dans une famille ni dans l’autre, pas d’ecclésiastiques. Par contre, du côté de Marie Dupéroux (belle-mère), il y en avait.
Nous nous retrouvons donc avec non seulement un décès tragique : la mort de Fanny Everaert. Mais sa mort a entraîné quelque chose de plus profond : la perte de notre culture familiale, le non-accès à une éducation totalement différente de celle que nous avons reçue. Marie a fait de son mieux, je n’en doute pas un seul instant et elle a transmis a notre famille, ses propres valeurs : enseignement et goût pour la religion.
Lors du confinement de 2020, j’ai eu la chance d’être contactée par une descendante d’une cousine de Fanny, mon arrière-grand-mère. La cousine de Fanny s’appelait Nelly Everaert. Fille de Camille Everaert (frère de Victor cité plus haut), pharmacien et docteur en médecine, épouse d’Armand Petitjean, fondateur de la célèbre marque de cosmétique Lancôme, Nelly a transmis à sa descendance son éducation. Et donc, oui c’était une chance énorme pour moi que d’avoir accès à ses informations. Sa petite fille est docteur en psychologie à Paris et a compris sans problème le vide qu’il y avait dans notre histoire. J’ai fait profil bas face à cette dame car je comprenais tous les enjeux d’être une personnalité publique et qu’évidemment, nous n’allions pas faire des barbecues ensemble le dimanche après-midi. Nos mondes sont aux antipodes : elle a grandi dans les quartiers riches et moi dans un building CPAS de Ghlin. Mais tous les membres de notre famille se sentent en décalage par rapport au monde que nous fréquentons. Et cela a été éclairant, pour bon nombre d’entre nous, de savoir pourquoi, même si rien n’est réparable à l’heure d’aujourd’hui. En fait, nous souffrons d’une « névrose de classe », mais j’y reviendrai dans un autre article. Ce qui compte, c’est que Clara Mûre Petitjean m’a transmis des informations précieuses sur l’éducation qu’elle a reçue, et aussi quelques photos. Merci à elle !
Revenons à Marie-louise. Nous avons un vide. Il semble qu’elle ait été institutrice à Quaregnon entre son départ de chez sa belle-mère (vivant à Etterbeek) et son mariage. Elle rencontre mon grand-père, Walter Lamotte, et l’épouse en août 1939. Et là, drame supplémentaire : la guerre 40-45 éclate et Walter est mobilisé le 1er septembre 1939, à peine trois semaines après son mariage. Et boum : syndrome d’abandon réactivé ! Il part à la guerre, mais rentrera-t-il ? Si oui, sera-t-il blessé ? Et surtout, dans quel état psychologique. Parce qu’il faut le dire, reprenons le père de Marie-Louise, rentrant de la guerre après presque 5 ans d’absence au final, tu dois être complètement coupé de tes liens familiaux. Et comment reconstruire des ponts après une telle absence ? En plus, tes enfants ont tellement changé ou alors, tu ne les as jamais vu, comment sentir encore le lien avec eux ? Tu rentres et la guerre t’a laissé en cadeau une femme décédée et trois orphelins. Quelle horreur ! Franchement, il faut le dire, nos ancêtres, c’étaient des survivants ! Pour te relever de ça, il en fallait du courage.
Ah oui, Marie-louise ! Donc, Walter part à la guerre et en revient après la campagne de 18 jours qui prend fin en mai 1918. Marie-Louise récupère donc son époux, mais, autre drame, son frère Robert, missionnaire en mer de Chine, décède en juin 1940, décapité par les japonais. L’histoire familiale raconte que c’était le frère préféré de ma grand-mère. Les missions étrangères de Paris, dont faisait partie Robert Castiau, étaient réputées pour « faire des martyrs ». Et oui… ils ont même un livre appelé le martyrologe, livre recensant tous les missionnaires, le plus souvent de jeunes hommes, morts pour la foi. Sans oublier leur « salle des martyrs ». Reconnaissons qu’ils semblent assumer leur rôle dans le crime organisé au nom de Dieu. Bon allez, pas de jugement ! Soit dit en passant, mon père n’est pas très en phase avec Jésus… maintenant, on sait pourquoi !
Mais ce n’est pas fini pour Marie-Louise car mon grand-père, Walter, décède d’une leucémie « lente » en mars 1957, à l’âge de 43 ans, laissant ma grand-mère veuve avec 4 petits orphelins : Pol 15 ans, Michel 13 ans, Nicole 3 ans et Franz, mon père, 16 mois. Je sais que je me répète, mais quelle horreur ! Syndrome d’abandon réactivé.
Marie-Louise se remarie en 58 à Gemmenich. Là aussi, on se demande comment elle a rencontré cet homme. Gemmenich est un village où l’on trouve les trois frontières : Allemande, Belge et Hollandaise. Mes grands-parents habitaient… Ghlin. Ghlin-Gemmenich : 172 km selon Michelin, 1h57 de route en 2022. En 1958, à mon avis, c’était plus long. Mon père se souvient du voyage retour avec les camions de déménagements « Lemort ». Il a même été voir : la société existe toujours !
Nous n’avons pas d’informations sur ce 2e mariage, hormis le fait qu’elle est à nouveau veuve en 67. Et en 68, elle se remarie ! Il faut reconnaître qu’elle ne se décourage pas après ses deux veuvages. Il est vrai qu’elle a eu une éducation d’une autre époque, un temps où une femme n’était rien sans un mari. Ce n’est qu’en 1967 que les femmes ont pu ouvrir leur 1er compte bancaire seule, sans père ni mari. Donc oui, le mariage était une évidence, voire une nécessité pour les femmes. Hector Delbauve, 3e époux de Marie-Louise, se suicidera aux environs de 1994, se pendant dans sa cave si basse qu’on ne pouvait y tenir qu’à genou.
Marie-louise qui habitait Quévy-le-Petit jusque-là avec Hector, déménage à La Bouverie. Elle a 78 ans et prend un amant… âgé de 48 ans, beau-père (père de son époux) de Mélanie, sa petite fille. Quelle santé !
C’est la dernière fois que j’ai vu ma grand-mère vivante. Nous avions été en vélo lui rendre visite (Roisin-La Bouverie : 20 km aller et 20 km retour), mon père a sonné et elle a ouvert la porte en robe de nuit, derrière elle se tenait son amant. Elle a regardé mon père et lui a dit « Bonjour Monsieur », et nous sommes remontés sur nos vélos et sommes rentrés.
L’hôpital a tenté de joindre mon père quand ma grand-mère, sur son lit de mort, l’a réclamé. Mais Franz a refusé de la revoir. Le prochain rendez-vous avec Marie-Louise a été au cimetière, lieu de son dernier et ultime déménagement. Nous en avons ri, car oui, elle était totalement fan des déménagements.
La rancœur et la colère habitaient et habitent encore pour certains, les cœurs des membres de ma famille à son sujet. Ils ne restent que peu de survivants au sein de mon clan, et les morts ont enterré leur colère avec eux.
Pour ma part, après toutes ces découvertes à propos de son histoire, je n’arrive pas à en vouloir à ma grand-mère. Elle a survécu, encore et encore, mais les dégâts psychologiques étaient trop intenses que pour être réparables. En gros, elle s’est prise trop de trucs dans la gueule. Il y a un moment où ton cerveau « décaroche » comme on dit chez nous, bref tes émotions sont trop intenses et ton cerveau pour garantir sa survie, se verrouille et se protège du malheur ou alors y sombre carrément.
Quand je prends ma fille dans mes bras, je savoure ce moment, sentir son odeur, la chaleur de sa peau, la chance que nous avons d’être là l’une pour l’autre, nos discussions.
Les vides laissés par les décès à répétition laissent des stigmates sur des générations. Et c’est dans le langage non verbal des membres de la famille que nous allons les retrouver, chacun de ses membres évitant les autres ou créant des situations de conflit pour expliquer qu’on a perdu le contact.
J’ai retrouvé mon cousin et mes deux cousines. Mon cousin Marc est prêtre à Ath. Il a trop souffert de la situation, est content de toutes les informations que je lui fournis, mais ne souhaite pas de contact. Je comprends et je respecte ça. Pour mes cousines, c’est différent : nous avons mangé à 3, assises autour de la même table, pour la 1ère fois le 13 février 2022. Nous souhaitions vraiment nous rencontrer. C’était essentiel pour elles d’appartenir à un clan, d’avoir une famille. Mon souhait à moi, était de montrer à nos enfants, que nous étions capables de faire la paix, de quitter ces querelles intestines que nous n’avions jamais souhaitées. Que cette colère et cette tristesse ne soient plus jamais transmises à qui que ce soit.
Comment vous dire cela : quelle émotion ! Quand j’ai commencé mes recherches, je l’ai fait parce qu’il y avait des manques en moi, des questions. Et il m’est arrivé des situations complètement extraordinaires où des gens, comme Anne Castiau, cousine de mon père (issue du 2e mariage de Georges Castiau avec Marie Dupéroux), travaillant au Consulat de Monaco et résidant en Suisse, m’a contacté via mon blog et m’a transmis des photos, des articles de journaux, l’histoire qu’il me manquait. J’avais une chance sur combien que quelqu’un soit encore en possession de toutes ces précieuses reliques, et surtout, d’avoir un contact avec elle ! Merci Anne pour avoir conservé ce patrimoine et merci de nous l’avoir transmis.
Je ne pouvais pas, après toutes mes découvertes, car ce ne sont pas les seules, je ne pouvais plus continuer à vivre cachée du reste de mon clan. Merci Facebook et internet grâce à qui j’ai retrouvé les quelques survivants de notre lignée. Et j’ai balancé le tout sur leur boîte mail. Oui, ça nous a fait à tous l’effet d’un trente tonnes qui vous passe sur le corps. Et mon père, qui a 64 ans découvre la photo de son grand-père et de son arrière-grand-père pour la 1ère fois de sa vie. Il n’en revenait pas. Ce qu’il avait cherché, ce qu’il lui manquait, était là !
Des découvertes comme celles-là, cela vous ébranle jusqu’au fin fond de vos entrailles. Nos ancêtres gardaient les choses secrètes, mais les secrets, ça vous rongent !
Alors, le seul conseil à vous donner pour terminer cet article, c’est : Pas de secret ! Racontez la vérité à vos descendants. Ce que l’on sait, on peut le gérer. C’est tout ce qu’on ne connaît pas qui est ingérable. Et surtout, cela leur épargnera des années de recherches !
Prenez soin de vous !
Marie.